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LA CHINE CONTRE L'AMERIQUE :

Culture sans civilization contre civilization sans culture? 

« Ce que nous considérons aujourd’hui comme la "civilisation chinoise" est intimement lié au despotisme impérial. Nous devons la juger là-dessus - non pour nier sa grandeur, ni pour réduire le rôle qu’elle a joué dans l’histoire, mais pour déterminer le rapport que nous voulons entretenir avec elle ».

Jean François Billeter

 

« Ce qui est beaucoup plus inquiétant, c’est que le politiquement correct est devenu la référence unique sur laquelle se base l’Occident pour juger la Chine ».

Wolfgang Kubin

L'hyperréalisme en Chine et en Amérique

 

Ce livre traite de l’hyperréalisme et de ses effets sur la perception de soi-même et sur l’identité culturelle de deux pays. L’hyperréalité représente une réalité exaltée ou idéalisée. Plus précisément, il s’agit de l’état dans lequel il est impossible de distinguer entre la réalité et un produit de l’imagination, non pas parce que ce produit serait une tellement bonne imitation de la réalité, mais parce que les images des choses produites par l’hyperréalité n’ont jamais reposé sur une réalité « antérieure ». L’hyperréalité créé son propre standard de réalité, indépendamment de quelque condition « réelle » et externe que ce soit.

 

Selon Jean Baudrillard, notre monde contemporain a été remplacé par une copie de celui-ci, à l’intérieure de laquelle nous sommes l'objet de stimuli, une copie dans laquelle les questions de la « réalité » et de l’authenticité sont devenues redondantes. Le sémiologue Umberto Eco, auteur dont les idées sur l’hyperréalité nous serviront également dans ce livre, construit un concept très similaire d’hyperréalité comme « fausse authenticité ».

Culture et civilisation

 

En dépit de son titre provocateur, le but de cette étude n’est pas de dénigrer l’Amérique ou la Chine. L’auteur n’a absolument pas l’ambition de participer en quelque manière à la production quasi industrielle d’écrits qui se complaisent dans la flagellation de l’Amérique, ou qui fleurissent sur le marché de la menace chinoise. L’objectif de ce livre consiste plutôt à observer ces deux pays et leurs relations mutuelles à travers la lunette d’un débat philosophique classique, bien qu’à demi oublié : quelles sont les distinctions entre la culture et la civilisation ? Peut-on dériver un schème conceptuel des débats `culture vs. Civilisation’ entre Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot en France, d’une part, et du même thème en Allemagne avec Johan Gottfried von Herder, d’autre part - schème qui nous fournirait une grille de lecture dans le contexte de notre monde global contemporain, au sein duquel Etats-Unis d’Amérique et Chine apparaissent comme des forces opposées ? Peut-on utiliser les concepts de ‘culture’ et ‘civilisation’ comme des outils intellectuels susceptibles de clarifier et d’analyser une opposition que Peter Gries a identifiée comme la confrontation de l’arrogance américaine et de la vanité chinoise ? Cela devrait être possible, surtout si l’on relie le débat ‘culture – civilisation’ au thème de l’hyperréalité, la Chine ayant développé une culture hyperréelle et l’Amérique une civilisation hyperréelle. Finalement, il adviendra que la civilisation américaine peut-être perçue conceptuellement comme un étrange reflet en miroir de la culture chinoise.

Il est clair que cette approche contraste avec les points de vue communs tendant à présenter la Chine et les Etats-Unis comme des entités incompatibles, ainsi que le fait Martin Jacques qui écrit : « Le sens culturel chinois de la confiance en soi et d’une certaine supériorité, enraciné dans la longue et riche histoire qui est à la source de leur état de civilisation, est radicalement différent de celui des Etats-Unis, qui ne peut s’appuyer sur un tel héritage, et contraste également, quoique dans une moindre mesure, avec celui de l’Europe » (Jacques 2009 : 270).

Cette étude n’est ni un exercice idéologique, ni même un essai de théorie politique, mais plutôt une analyse non pragmatique de certains concepts. J’entends ainsi questionner philosophiquement des éléments qui sont habituellement tenus pour donnés. 

Bo Yang et Baudrillard

 

Les points de départ de la présente recherche sont L’horrible chinois (The Ugly Chinaman) de Bo Yang et Amérique de Baudrillard. Bo Yang emploie sont concept majeur, la vasque de pâte de soja, comme une métaphore de la culture chinoise, s’efforçant par ce moyen de saisir la substance du passé et du présent chinois. Selon Bo Yang, la culture chinoise se développe par une fermentation et un processus infini d’adjonction d’éléments culturels indiscriminés - lequel processus ressemble à la fabrication d’une pâte de soja dans une vasque. La thèse de Bo Yang affirme que les éléments culturels à l’intérieur de la vasque de cinq mille ans de la culture chinoise n’ont jamais été barattés, ce qui fait que la pâte épaisse de sa culture a empêché le développement d’une civilisation chinoise.

 

Je mets en parallèle la théorie de la culture chinoise comme vasque de pâte de soja de Bo Yang et la vision d’une Amérique élaborée par plusieurs auteurs, dont les plus célèbres sont Jean Baudrillard et Umberto Eco. L’Amérique hyperréelle est « l’Amérique du désert », que l’on trouve en Californie et dans le Midwest ; c’est l’Amérique de la propreté, de la politesse et du bonheur inscrit dans un futur utopique, une Amérique incontestablement civilisée, mais que les visiteurs étrangers trouvent sans âme et « culturellement creuse ».

Tandis que Bo Yang critique l’excès chinois de culture et son manque de civilisation, Baudrillard critique l’excès américain de civilisation. La vision baudrillardienne d’un « paradis matériel » américain est diamétralement opposée à celle de Bo Yang, de l’ « enfer » de la vasque contenant la pâte de soja confucéenne. Malgré ces oppositions, ces paradis et enfer obéissent à des systèmes identiques, les deux étant liés à un mécanisme de la clôture sur soi et de l’auto production de la réalité. Les deux systèmes sont radicaux. L’Amérique incarne une utopie future en tant que plus haut niveau de civilisation, équipée non pour combattre la culture, mais pour l’ignorer.

De l’autre côté, le projet chinois trouve un aboutissement avec l’établissement d’un passé absolu du Royaume du Milieu, inatteignable par quelque critique civilisatrice extérieure que ce soit. Selon Martin Jacques, dans son récent Quand la Chine dirige le monde, « Le challenge posé par l’émergence de la Chine est en fait de nature culturelle, dès lors que l’on se réfère à la mentalité de l’Empire du Milieu. Ou, pour le dire autrement, la question la plus difficile posée par l’émergence de la Chine n’est pas tant l’absence de démocratie que la façon dont la China va voir l’autre » (Jacques 2009 : 270)

C’est là qu’une comparaison entre Baudrillard et Bo Yang devient pratiquement nécessaire. La vasque de pâte de soja chinoise, emplie de familialisme, de poésie, de croyances religieuses, de superstitions, de citations et de rois légendaires peut être opposée à la vasque américaine emplie de biens de consommation, d’images média, de chirurgie esthétique, de spot d’information dans le style d’Oprah Winfrey, de super héros et autres fictions. Les vasques américaines et chinoises créent toutes deux des formes quasi religieuses d’hyperréalité génératrices de perceptions de soi irréalistes – lesquelles peuvent facilement conduire à des conflits avec le reste du monde.

 

Tout au long de ce livre la comparaison est menée au moyen de modèles intellectuels de culture et de civilisation bien établis, dont la signification est expliquée dans le deuxième chapitre. La Chine et l’Amérique sont toutes deux engagées dans des simulations culturelles / civilisationnelles ayant désormais atteint les plus hauts niveaux. La simulation confucéenne de la culture et la simulation utopique américaine de la civilisation suggèrent des copies identiques de la culture (Chine) et de la civilisation (Amérique) pour lesquelles aucun original n’a jamais existé.

 

 

Une Nouvelle Chine, une Nouvelle Amérique ?

 

Beaucoup d’observateurs ont le sentiment que si la Chine veut réellement « dépasser l’interrègne actuel (…) elle doit entrer dans une ère entièrement nouvelle qui impactera aussi bien la Chine que le monde – une nouvelle ère, un moment sublime, qu’aucun « post » vocable quel qu’il soit ne peut décrire adéquatement » (Lu 2001 : 68). On peut dire la même chose des Etats-Unis d’Amérique. La « mythologie concrète de l’Amérique » de Baudrillard, entièrement construite sur la civilisation trouve sa contrepartie dans le mythe confucéen de la culture chinoise, produite dans la vasque de pâte de soja ; et le mythe d’une civilisation utopique trouve sa contrepartie dans celui d’une supériorité culturelle. Les deux pays semblent manquer d’une interface organique entre culture et civilisation, des constellations historiques déterminées les empêchant de développer de telles stratégies.

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